SOUVENIR NAPOLEONIEN

Simirniakov

Simirniakov

A travers la figure de Simirniakov, petit noble russe du milieu du XIXe siècle, Vanoli dresse le portrait de la société rurale de l’époque, organisée autour du servage. Un sérieux décalage par rapport à la France de Napoléon III, pour une farce fort bien troussée, dans laquelle les serfs n’en sont plus pour longtemps les dindons.

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En 1853, date à laquelle prend place l’intrigue de Simirniakov, l’abolition de l’esclavage est effective en France depuis cinq ans, précisément depuis le 27 avril 1848. A l’époque, Louis-Napoléon Bonaparte n’est pas encore président de la République. C’est le Gouvernement provisoire de la Deuxième République, sous la houlette de Victor Schoelcher, sous-secrétaire au ministère de la Marine et des Colonies, qui est à l’origine de cette décision, après un demi-siècle de valse-hésitation. Aboli en 1794 dans toutes les colonies françaises (c’était le cas en métropole depuis 1315), l’esclavage est restauré en 1802 par le Premier consul Napoléon Bonaparte en Guadeloupe et en Guyane (et maintenu dans le reste des colonies qui n’avaient pas encore appliqué la loi de 1794). Treize ans plus tard, lors du congrès de Vienne, la traite négrière est abolie sur l’insistance de l’Angleterre. Pendant les Cent jours, Napoléon, alors empereur, confirme cette condamnation. Malgré ce double arbitrage et divers projets de loi, le commerce triangulaire continue clandestinement, et les esclaves ne sont pas libérés. En 1848, l’esclavage est donc définitivement aboli sur le territoire français. 248 500 individus asservis sont enfin libres. En Russie, à la même époque, ce n’est pas l’esclavage qui fait débat, mais le servage. Dans la patrie d’Anton Tchekhov (1860-1904, lui-même petit-fils de serf), c’est cet état de dépendance qui encadre et opprime la plupart des paysans. La différence est fine entre les deux conditions. Mis à part la possibilité de posséder un lopin de terre pour nourrir sa famille et quelques meubles, le serf est attaché corps et âmes à son maître, comme un esclave. Au milieu du XIXe siècle, plus d’un tiers des sujets du Tsar sont des serfs.

On comprend alors pourquoi nombre de révoltes paysannes ont émaillé l’Histoire de la Russie jusqu’au milieu du XIXe siècle. En 1853, la situation est explosive sur tout le territoire. A contre-courant de la noblesse, le tsar Nicolas Ier, pourtant très conservateur, considère le servage comme une anomalie, notamment pour le développement économique du pays. Mais il ne prend pas la décision radicale d’une abolition. Simirniakov plonge le lecteur dans cette atmosphère bouillonnante, qui voit d’un côté des paysans à la fois résignés et à bout de nerf, et de l’autre des propriétaires terriens complètement déconnectés de la vie de leurs serfs. Simirniakov est l’un de ces nobliaux, « fils, petit-fils et arrière-petit-fils de propriétaire terrien », dont les préoccupations sont aux antipodes de celles de ses serviteurs. Alors que ses paysans doivent lui demander la permission de ne pas travailler une journée pour faire des digues qui les protégeraient d’une inondation désastreuse, Simirniakov, en pleine phase de déprime, laisse les rênes de son domaine à son intraitable intendant.

Fatigué, désabusé, le petit noble d’âge mûr voit le long voyage de sa femme et de ses deux filles à travers l’Europe comme un abandon. Il désespère de son fils, capable de toutes les extravagances (jusqu’à incendier un village) avant d’aller à Saint-Pétersbourg pour étudier afin d’entrer dans l’administration. Même la guerre en Crimée qui vient de commencer ne semble pas l’atteindre. Avec son trait fin, son rendu charbonneux, ses images aux mille détails, Vanoli immerge le lecteur dans une campagne russe en ébullition. Sur le ton de la farce (l’auteur assume joyeusement les anachronismes avec notamment un certain nombre de citations de chansons des Beatles), il découpe au scalpel la société de l’époque, prêtant même à un personnage des paroles prophétiques annonçant l’abolition du servage et la révolution de 1917. Et effectivement, plombé par la défaite en Crimée, le nouveau tsar Alexandre II lance en 1861 des réformes agraires qui signent la fin du servage en Russie. Le temps des Simirniakov est désormais compté.

Thierry Lemaire

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